Leçon de Golombek sur une musique de S. Loyd

Hastings 1979-1980.
Le plus court chemin est de traverser la Manche en ferry pour aller jouer ce tournoi historique à cheval sur deux années. À bord, retrouvailles françaises avec Nicole Tagnon, membre de l’équipe de France et habituée des tournois internationaux. Mer démontée. Quelques heures de retard.
Arrivés à Douvres, un Français nous emmène dans sa voiture à Hastings. Il traficote entre les deux pays. Sur place, Nigel Short est la grande vedette. Il participe au tournoi de grands maîtres. Il a 14 ans. Conquest en a 12 et est la vedette locale, il habite Hastings et promène déjà son écharpe.

Short a des chaussures jaunes, il se tient courbé. Il a les cheveux un peu longs, des lunettes cerclées et dédaigne la théorie dans les ouvertures.
Nicole est à tu et à toi avec des grands maîtres, autant dire des Martiens pour moi. Anderson est son pote et sa réputation de tortionnaire en finale n’est plus à faire. Il sourit souvent, avec des rides, lui pourtant si jeune.

Une autre Française connaît le gratin: Mme Santoy, auteure échiquéenne déjà contestée. De nos jours, on la voit régulièrement au jardin du Luxembourg. Le tournoi se joue sur une estrade, dans un hôtel à proximité, il me semble. Les autres tournois se jouent à quelques mètres d’une mer démontée. Les pintes de bière remontent le moral. 

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 Comment se réchauffer ? Avec les pizzas de Pizza Hut ? En allant prendre un grand bol d’air frais sur le Pier ci-contre?
En tentant d’oublier les tubes lancinants de ce nouveau groupe, Police, en tête des hit-parade avec Message In A Bottle et Walking On The Moon?

Prosaïquement, seule la chambre est chauffée dans le Bed and breakfast. Le salon de thé est glacial. Par chance, je gagnerai le petit tournoi, ce qui m’incitera à convaincre Christophe Apicella de faire une virée à trois avec son jeune frère Manuel pour l’édition suivante.

Hastings, décembre 1980.
Le voyage se fait cette fois en voiture. Émotions assurées avec la conduite à gauche, mais Christophe A. ne plaisante pas au volant.  A contrario, cela m’a rappelé une anecdote que Kouatly m’avait contée: encore MI, il jouait le tournoi de Margate, conduisait et prenait un plaisir immense à tourner et tourner autour d’un rond-point.

Sauf erreur, Malcom Pein était dans la voiture. Blanc, évidemment. C’est idiot, j’entends encore Bachar retenir son rire en gloussant, au bord des larmes, me la racontant. Et cela me fait encore rire.
On sympathise avec Conquest, il parle un peu français. Éric Birmingham était également du voyage. Comme Conquest, il jouait le Challenger’s et rêvait d’un avenir de professionnel.

Manu et moi jouons l’un de ces petits tournois à cinq rondes. Mal, si mal, que l’appariement nous oppose en queue de tableau. Étant momentanément sous forte influence du génial compositeur Sam Loyd, je propose à Manu de faire nulle, mais en rejouant la partie où il y a un double pat
AVEC TOUTES LES PIECES SUR L’ÉCHIQUIER ! (voir colonne de droite, avant-dernier diagramme). Manu éclate de rire et accepte. Nous répétons la partie avant la ronde comme deux acteurs. Mais le coq français est parfois gaulois: le forfait est signé sur la feuille de partie par un « double stalemate » par trop fanfaron de ma part.

Nous sommes convoqués derechef par Harry Golombek, arbitre du tournoi principal. Grand joueur d’avant-guerre, auteur, représentant sa fédération auprès de la FIDE, l’homme est incontournable.

Accent british d’avant-guerre, diction impeccable, grande éducation. Il parle évidemment un peu français, mais l’entretien se déroule en anglais. On a son quant à soi. Son résumé de mémoire: jeune homme, (j’avais 19 ans), on joue pour gagner. medium_Golombek_small.jpgC’est l’éthique du joueur d’échecs. Un tel comportement n’est pas un exemple à donner surtout à un jeune joueur de neuf ans.

Je dois baisser les yeux. Notre punition? Rejouer la partie… qui sera nulle évidemment. Je le reverrai lors du match des Candidats Kortchnoï-Kasparov, à Londres, en 1983. En rasant les murs et sans me rappeler à son bon souvenir.

Photo de Golombek prise à Londres en 1983, lors du match Kortchnoï-Kasparov: © Eric Schiller/erichschiller.com

Plus tard, en 1988, La biographie de Turing m’apprendra que Golombek avait travaillé, pendant la Seconde Guerre mondiale pour le MI6, les services secrets britanniques. Comme tant d’autres joueurs d’échecs et des dizaines d’universitaires et grands cerveaux britanniques, il a œuvré pour casser le chiffrage des sous-marins allemands, connu sous le nom de code allemand Enigma.

Considéré aujourd’hui comme le véritable père de l’informatique, le génie Alan Turing et ses équipes y parvinrent. Des dizaines de vie furent ainsi sauvées côté Alliés.
Alors que Golombek était sur la fin de sa vie, un dernier contact indirect eut lieu: il avait traduit les meilleures parties de Tartacover (livre génial écrit par Tarta lui-même) en deux volumes. Je venais de ressortir chez Payot Tartacover vous parle qui correspond au premier volume anglais.

Le second, un manuscrit en français à n’en pas douter, avait été en sa possession au moment de la traduction. Peut-être l’était-il encore? Mon intermédiaire british, anti-français somehow, faisait barrage. Après quelques mois, j’insistai de nouveau. Trop tard. Golombek était mort d’une attaque cérébrale. Et le manuscrit de Tarta ? Probablement jeté ou perdu chez l’éditeur d’origine, Bell & Sons. Ou enfoui actuellement chez quelque collectionneur, qui sait? Mais une chose reste pour toujours dans les oreilles: le bruit magnifique de la mer en tête de Pier et ce lancinant Message In A Bottle. 

Lire aussi le numéro spécial consacré à Turing par Pour la Science dans sa série « Les génies de la science (n° 29) »

Le double pat à télécharger au format PGN: doublepat.pgn