Comment jouer contre un aveugle ?

 Parmi les sensations de la première ronde des olympiades, une partie a retenu mon attention : la nulle du Russe Sergueï Krylov, le meilleur joueur aveugle du monde face à Ivantchouk. À 58 ans, Krylov n’est pas un débutant : il est maître international et fait partie… de l’équipe des aveugles. Ben oui, ça existe. L’équipe de France féminine a joué contre les malentendantes ; ça fait quatre ans que j’ai décroché de l’info échiquéenne ; sauf erreur, les malentendantes, c’est une nouveauté. Vite, réfutez-moi !
Que foutent les aveugles dans une olympiade ? Ben faut savoir qu’ils sont rattachés à la FIDE en tant que tels et qu’ils peuvent former une équipe avec diverses nationalités. Et depuis des années, ils se classent devant des pays où les échecs ne sont pas développés, mais qui envoient aux olympiades un délégué passer des vacances, jouer au kibbitz (regarder sans jouer) et surtout voter. Bien voter. Passons.
Donc Ivantchouk. Tchouki quoi. Vous l’connaissez ? C’est un génie de l’échiquier. C’est aussi un type qui cache 50 000 dollars chez lui… et qui oublie où il a planqué la fraîche. Coquet, non ? La première fois que j’l’ai vu, c’était à Champigny-sur-Marne, en 1984. Y’avait Anand. Y’avait Api (cella), Dreïev et d’autres. Tchouki n’avait pas ses sourcils en brosse. Tchouki ne se crottait pas le nez continuellement. Tchouki ne récitait pas des poèmes de Pouchkine pendant la cérémonie de clôture. Ce gamin réfléchissait à la position en regardant le vide. Y’a un super cliché de lui dans le bouquin de Catherine Jaeg, Passion, essentiellement consacré à des portraits en noir et blanc de joueurs d’échecs. La photo le montre sirotant du Coca avec une paille. Déjà ailleurs, sur sa planète.  L’éditeur du bouquin ?  Bessel Kok et son épouse d’alors. Le livre doit être introuvable, mais à tout hasard, pour les furieux, voici le n° d’ISBN : 90-9004112-5.

Aujourd’hui, Ivantchouk est un super GMI respecté de tous. Connu pour son émotivité. Kasparov disait déjà de lui, en 1988, qu’il ne serait jamais champion du monde « à cause de ses nerfs ». Eh bien contre Krylov, Ivantchouk n’a pas su quoi faire. Psychologiquement, il était mal à l’aise avant la partie : il a joué une Petroff avec les noirs. Petit bras et pas vraiment sexy quand on doit, en équipe, gagner contre un adversaire avec 350 points de moins ! Krylov a été très pro : il a sorti le revolver à échange. Un six-coups qui a fait mouche à chaque fois. C’est la première fois que vous le verrez écrit, mais tout le monde le dit : ça s’appelle « jouer PD ». Bon je vous la joue joueur d’échecs beauf moyen : « Dans les échecs, on a nos valeurs, y’a pas de politiquement correct et le machisme n’a pas disparu. Faut pas déconner quand même ! »

En langage politiquement correct, on dirait (accent XVIe arrondissement inclus) : « Krylov l’a jouée homosexuel. » Vanne lamentable que je vais m’empresser d’envoyer à Nigel Short. En grand diffuseur de vannes douteuses, il se fera un plaisir de la populariser. Donc Krylov a beaucoup échangé. Le plan B, c’est de dire, « il a échangiste », mais celle-là ne m’arrache même plus un sourire. Bref, après tous ces échanges, Krylov a colmaté les brèches, contrôlé le contre-jeu et encaissé la nulle. Yeaaah ! C’est un coriace. Je l’ai vu à Cappelle-la-Grande. Il ne se fatigue pas. Il ne laisse rien passer. Toujours à toucher son « échiquier-braille, hyper concentré. Jouer à l’aveugle peut paraître extra-terrestre. La difficulté, c’est de lutter contre la fatigue et sûrement aussi de devoir rester assis cinq heures parfois alors qu’un joueur qui jouit de toute sa vue peut se lever… et se déconcentrer !
La nulle d’Ivantchouk vous paraît blâmable ? Ben moi, ch’ui pas d’ak. Passke moâ môssieur, j’ai joué contre le meilleur joueur aveugle français : M. Delavade jouait beaucoup de tournois, et on s’est retrouvé, le 27.10.1988, table 48, face à face. Excusez d’la précision, un juge vient de me convoquer dans l’affaire Clearstream, j’ai encore des séquelles.  Malgré les 300 points d’écart en ma faveur, j’ai eu un sentiment d’malaise : je ne pouvais lire les émotions de mon adversaire. C’est ce qui a dû arriver à Tchouki. Clairement, il n’a pas fait montre de sa science à traquer le défaut dans le répertoire d’ouvertures de l’adversaire. Il était déjà ailleurs. Comme en 1984 à Champigny, mais en mode perturbé. Pour Krylov, c’est un super résultat. Pour Tchouki, la gamberge continue.

S.  Krylov (2387) – V. Ivantchouk 2731
Défense Petroff
 1.e4 e5 2.Cf3 Cf6 3.Cxe5 d6 4.Cf3 Cxe4 5.d4 d5 6.Fd3 Fd6 7.0–0 0–0 8.c4 c6 9.Cc3 Cxc3 10.bxc3 dxc4 11.Fxc4 Fg4 12.Dd3 Cd7 13.Te1 b5 14.Cg5 Cf6 15.Fb3 Dc7 16.h3 Fh5 17.Ce4 Cxe4 18.Dxe4 Fg6 19.De2 a5 20.a4 b4 21.cxb4 axb4 22.Fd2 Tab8 23.Tac1 Nulle

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