Short et le coup du berger

Les Olympiades de Turin viennent de commencer.  La France a battu la Bolivie et fait match nul contre la Bosnie-Herzégovine. Il y a l’Internet, mais le monde des échecs n’est toujours pas à l’heure pour donner les informations, ça ne changera jamais… Site saturé, résultats échiquier par échiquier tardifs, 57 parties publiées après la ronde 1 etc. Le site officiel a l’air tout beau tout neuf, mais si vous ne lisez pas l’italien, il faut mieux aller sur les sites qui donnent de l’info : l’incontournable et agréable Échiquier Niçois va à l’essentiel et pour les parties, le site officiel fait sa sieste, un peu moins que le site FFE qui ne marche plus du tout, car  ‘arrété (sic) pour des raisons de maintenance’. Pour les parties, le site le mieux informé est celui de Boris Yeshan à Saint-Pétersbourg, ruschess

 

Séance grognon terminée. Revenons à nos moutons, ou plutôt au coup du berger. En scannant quelques-unes des parties de la première ronde, que vois-je dans le match Angleterre-Émirats Arabes Unis ? Short a tenté le coup du berger ! Presque incroyable. L’ordre de coups, joué sur la Défense Caro-Kann, n’est pas très neuf : Smyslov et d’autres l’ont déjà joué et le GMI portugais Galego s’en est fait une spécialité contre joueurs moins forts. J’appuie alors sur la touche ‘souvenirs’. Et la seule et unique fois où j’ai vu Short jouer « cette merde » comme on dit vulgairement entre joueurs pour désigner une ouverture semi-pourrie et supposée gênante, c’était à Hastings, en 1979. Vérification dans la base de données : bingo ! C’est bien sa seule partie officielle avec ça.

L’adversaire de Short était un martien, un juif russe émigré en Israël, Zilber. Complètement barge, Zilber écrivait ses coups avec des feutres de couleurs différentes. Il fit traîner la partie plus que de raison avec une pièce de moins dans une finale sans espoir. Il séjournera plus tard à Paris, se perdra dans des blitz nocturnes avant de partir pour les États-Unis où, dit-on, il a terminé dans un asile psychiatrique. Short avait 14 ans, j’en avais 18. Il portait des chaussures jaunes un peu plus claires que celles de Coluche sur scène. Short était mon héros. J’écoutais « Message in a Bottle » de Police sans arrêt en découvrant les exotiques pizzas à l’anglaise.  Je jouais un tournoi de patates près d’une baie vitrée qui donnait sur la mer. Les mouettes me donnaient l’impression d’être dans une version hitchcockienne super sonorisée de Les Oiseaux.

Dans le même tournoi, je me souviens, il avait atomisé un GMI américain d’origine russe, Anatoly Lein, avec 1.e4 c6 2.Ce2. Sa paire de cavaliers avait donné le tournis à un Lein dégoûté. C’était du grand spectacle de voir ces joueurs dans un tournoi fermé.

Ce qui reste toujours magique avec Short, 27 ans après, c’est qu’il ne faut pas se laisser impressionner par son sens de la provocation dans l’ouverture : le GMI anglais a un profond respect de la stratégie et de l’économie et son style, avec les noirs, est classique. Aujourd’hui, avec sa cravate, c’est encore plus appréciable d’autant que Short a perdu son accent et parle un peu haut en é-pe-lant. Comme dans ses années de jeunesse, avec les blancs, il va à la chasse au roi. Sans filet. Et s’il n’y parvient pas, alors, il visse, visse, visse. Jusqu’à l’étouffement total comme dans cette partie modèle.

N. Short (2677) – M. Saud (2154)
Angleterre-Émirats Arabes Unis

 1.e4 c6 2.Cc3 d5 3.Df3 d4 4.Fc4

4…Cf6 5.e5 dxc3 6.exf6 exf6 7.dxc3 Cd7 8.Ff4 Fc5 9.0–0–0 0–0 10.Dg3 Te8 11.Cf3 b5 12.Fd3 Db6 13.Fh6 g6 14.The1 Txe1 15.Txe1 Fb7 16.Df4 Dd8 17.Te2 Cf8 18.h4 Dd6 19.b4 Dxf4+ 20.Fxf4 Fb6 21.c4 Ce6 22.Fd6 a5 23.c5 Fd8 24.a3 axb4 25.axb4 Rg7 26.Rb2 h5 27.c3 Fc8 28.g3 Ta7 29.Fc2 Fc7 30.Td2 Fd8 31.Fb3 Tb7 32.Cd4 Fd7 33.f4 f5 34.Fe5+ Ff6 35.Cf3 Cf8 36.Td6 Ce6 37.Fxf6+ Rxf6 38.Ce5 1–0