La victoire de la masse

C’est en lisant le sympathique reportage photo en Chine d’Almira Skripchenko sur chessbase.com que le souvenir du match épique Anand-Dreïev à Madras, en 1991, m’est revenu. Ces deux pays ont quelque chose en commun d’inimaginable pour nous autres Européens : la masse, les gens, jour et nuit, partout. Fin de la carte postale. Retour au match d’Anand à Madras.

Nous sommes en pleine guerre du Golfe. Des aviateurs américains viennent faire le plein à Madras en toute impunité dans un pays pourtant non aligné. D’où viennent-ils ? De la base en plein Océan Indien que le grand public connaîtra des années plus tard. Où logent-ils ? Dans l’hôtel du match, à deux pas de l’aéroport ! Et ils « checkent in » et « checkent out » de l’hôtel en tenue. La presse locale en parle, la presse européenne s’écrase. Pendant ce temps, Anand fait aussi la une des journaux locaux… et nationaux. Ses victoires sur le Russe Dreïev surpassent les révoltes des « frères » tamouls au Sri Lanka et l’affront subi par le gouverneur local qui a défié le pouvoir central. Dreïev est à la dérive. Après chaque partie, les fans d’Anand envahissent l’échiquier comme des mouches dans cette salle proprette, aseptisée et climatisée d’un hôtel international. Dreïev est cerné. Il ne peut sortir. Cauchemar. Il doit continuer l’analyse. Anand répond aux reporters en parlant comme une mitraillette. Il répète encore et encore comment il a commencé, pourquoi il joue si vite. Le père et la mère d’Anand sont très présents. Un ami néerlandais est là pour l’encourager aussi. Et puis, il y a la masse. La rue. Les journaux. Les différentes éditions des dizaines de journaux du « sous-continent » indien. Dreïev joue le match à la soviétique : on lui a collé deux secondants. On saura à la fin du match que le prix de Dreïev a été claqué dans les suppléments d’alcool (à l’hôtel 3 étoiles) de cette équipée perdante. Il perd et rejoint Moscou. Anand prendra dès lors son envol sur le circuit. Il s’installera bien longtemps après dans la banlieue de Madrid. Comme un grand artiste, il « invitera » d’autres champions pour analyser pendant des heures des variantes pour rester en haut de l’affiche. Au calme et loin, très loin de cette masse qui l’a porté. Et qui produira d’autres champions comme lui.