Karpov-Kasparov, 1985: mon « off »

1984, match Karpov-Kasparov interrompu dans un scandale international. Kasparov, mené 5-0, remonte. Il réussit à retourner médiatiquement l’interruption volontaire du match par le président de la FIDE à son avantage. 1985, rematch, mais pas au meilleur des six parties gagnées, mais au meilleur des 24 parties jouées. Première visite en URSS, troisième fois qu’un journaliste de Libé se rend au paradis des travailleurs. Les Premiers secrétaires meurent comme des mouches, mais je suis là pour les échecs. Tout est prévu, même le chauffeur à l’aéroport. Direction l’hôtel Rossia, à proximité de la Place Rouge. Architecture soviétique mythique. Chambres avec surveillantes à chaque étage. La routine. Il fait déjà très froid en ce mois de septembre. De moins 20° C à moins 25° C. Petite chambre, mobilier tarte. Téléphone rouge. J’appelle la rédaction à Paris. Enfin, j’essaie. Une heure et demie plus tard et en recommençant consciencieusement la dizaine de numéros, le gars des dépêches, proche du fax répond. Oui, nous sommes en 1985 et Libération vient d’acquérir depuis peu un outil magique : le té-lé-co-pieur. Incroyable, non ? Il est déjà 23 h en heure locale. Visite blitz sur la Place Rouge. Oh, elle est toute petite sans les chars du défilé télévisé! Dans son mausolée, le camarade Lénine est bien gardé par une paire de soldats. Deux miliciens sont debout dans le froid, près de leur voiture.

Le lendemain, interminable accréditation. Déjeuner non moins interminable dans un des restaurants de l’hôtel où le mot « service » est inconnu. J’y laisserai 2 kg en 10 jours, mangeant, pour gagner du temps, dans des cantines populaires à moins d’un rouble ou en croquant une pomme mal décongelée. Salle de presse : les jeunes apprentis du KGB se font briefer par un chef sans badge qui leur apprend à reconnaître les visages des journalistes étrangers. Il y a là Leontxo Garcia, David Goodman (ancien champion du monde cadets et gendre de R. Keene), Bjelica. Transmettre l’article ? Oops, le courriel n’existe pas. Il faut aller à l’autre bout de la ville, au siège de l’Agence France Presse. Au moins, on peut téléphoner dans de bonnes conditions. Les soirées se partagent entre des virées dans des banlieues plus que moroses chez des intellectuels contestataires et chez des amis du champion du monde par correspondance Jacob Estrine. Le père Estrine a l’air tranquille. C’est pourtant un informateur du KGB. Il m’accompagne en voiture – un privilège si rare à cette époque – et m’a même mis une belle dans les pattes. Joli piège, rapidement éventé. Sa sirène partira d’ailleurs quelques mois plus tard avec un imprésario yougoslave en Allemagne !

Première rencontre avec Dorfman. Sûr de lui, grande autorité. Respect. Bon contact. Tu as changé, camarade ! La salle de presse est perchée dans le poulailler d’un immense théâtre. Il faut se munir de jumelles pour voir les parties. Les deux K sont seuls sur scène, à plus de trente mètres. Loin de leurs fans venus glaner des autographes rapidement griffonnés au sortir de leur limousine. Les parties sont démentes et Kasparov est déjà sur orbite.

Pourquoi raconter un tel match avec de vieilles lunettes et en voix off ? Grâce au film génial de Sacha Guitry, Le Roman d’un tricheur diffusé dimanche sur France 3. Bizarre association d’idées: Guitry est né à Saint-Pétersbourg. Les casinos du film de Guitry ne sont plus. La puissance de la chanteuse Fréhel qui fait une apparition dans le film reste inégalée. Les personnages de ses chansons n’existent plus. Tout comme l’hôtel Rossia, détruit récemment avec ses centaines de téléphones rouges, enfermant à jamais dans une gangue de souvenirs des dizaines de femmes d’étage et un personnel haletant dans d’infinis couloirs…