Keres en 1940: petite et grande histoire

keres-simul1940_bdef.jpgCette photo du champion estonien Paul Keres a 71 ans! Prise en mars 1940 à Tallinn alors que Keres avait 24 ans, elle m’a été fournie par le fils de l’un des participants, le joueur parisien Vardan Tchimichkian, né en 1942. Son père, Georges Tchimichkian, avait fait nulle contre Keres dans cette simultanée. Mais l’histoire de ce cliché ne s’arrête pas à cette simultanée de 38 participants où Keres a essuyé 8 défaites et concédé 4 nulles. Derrière cette assistance captivée, on entraperçoit les conditions de la grande histoire: l’Estonie annexée, un portrait de Lénine dans la salle, Keres cherchant à échanger des cartouches de cigarettes contre LE livre des ouvertures de Levenfish sur les ouvertures et son retour en train dans sa ville, Tartu.

Analyse de la photo, rejouez la partie de Keres-G. Tchimichkian en ligne, détails de la simultanée racontés par un journal russe et estonien avec traduction du GMI d’origine estonienne Jaan EHLVEST(!), cliquer ligne suivante.

Vardan Tchimichkian est un joueur parisien du club 608. Il participe régulièrement aux tournois organisés par son président (et président de la ligue d’IDF) André Clauzel. Né en 1924, Vardan Tchimichkian a une barbe en bouc comme les professeurs émérites des albums de Tintin. Mais où avais-je vu cet homme? Dans des restaurants de mon quartier à plusieurs reprises bien sûr. Mais à l’époque, impossible de le recadrer sur notre terrain de chasse commun: les 64 cases.

Comment cette photo arrive sur le blog?
Son histoire personnelle est un résumé des remous de la grande histoire derrière le rideau de fer avant et après la Seconde Guerre mondiale. Malgré son nom arménien, ses origines arméniennes remontent à loin. C’est en discutant avec lui sur la Russie que Vardan Tchimichkian m’a parlé de son père, Georges Tchimichkian. Joueur d’échecs, ce dernier notait ses parties sur un cahier. « Mon père a même joué contre Keres en simultanée. » Tilt! Une news pour le blog! Et il jouait sacrément bien. Regardez plutôt.

Analyse de la photo
En mars 1940, l’Estonie est occupée par l’Union soviétique en vertu des clauses secrètes du Pacte germano-soviétique signé en 1939. La photo figurant sur le mur à gauche est très certainement celle de Lénine. Personne ne fume dans l’assemblée: la guerre entraîne la pénurie de tabac comme en témoigne l’anecdote plus bas.

Les échiquiers sont plats. On ne voit pas de boîtes, ce qui suggère une organisation aussi soignée que la netteté des nappes. Les pièces n’ont pas la forme de celles utilisées en URSS. Pratiquement aucun jeune dans l’assistance (ce qui était commun à tous les pays), mais tous les joueurs sont en cravate. Quelle beauté!

Des chuintantes dans un français sans accent
Un restaurant espagnol plus tard, M. Tchimichkian me fournit une coupure de presse en estonien et en russe, la traduction de l’article du russe (avec ancienne orthographe), une photocopie de la photographie de la simultanée. Son père est au 3e échiquier, à droite, la tête dans les mains. C’est un régal de l’entendre parler d’un monde englouti avec son phrasé qui part dans les chuintantes. Sa langue maternelle est le russe.

Une nulle technique
Il jouait bien M. Tchimichkian père! Son écriture cursive à la russe sur le cahier est nette. Il n’écrit pas son propre nom contre ses adversaires dans les parties amicales. Mais contre Keres, il a noté le nom de son jeune et illustre adversaire et le nom de l’ouverture: la Défense Nimzovitch.

Keres et les cigarettes
« Mon père connaissait plus ou moins Keres qui lui avait proposé d’échanger 10 cartouches de cigarettes contre le premier tome des ouvertures du livre écrit par Levenfish qu’on trouvait difficilement. Mon père a refusé!. » s’amuse encore M. Tchimichkian.

Traduction du russe par Vardan Tchimichkian de l’article (journal non identifié). Sur le cahier, la date du 10 ou 11 mars n’est pas claire; probablement, le journal russe est du lundi 11 mars et la simultanée a eu lieu « la veille » comme indiqué dans l’article, soit le dimanche le 10 mars 1940, un jour plus plausible qu’un lundi pour une « séance » comme l’on dit en russe.

Simultanée échiquéenne de P. Keres contre 38 partenaires
“Dans la salle de la Chambre de commerce et de l’industrie a eu lieu hier une séance de parties simultanées d’échecs du grand maître P. Kérès contre 38 partenaires. La séance, qui dura 4 heures et demi, fut fort tendue car parmi les partenaires de P. Keres se trouvait bon nombre de forts joueurs. P. Keres a gagné contre 25 joueurs, a fait nulle contre 4 et a perdu contre les autres. Le grand maître a perdu lors de cette séance contre: les prof. J. Parts et G. Aoumore et contre les joueurs Retare, Vires, Kask, Kievats, Pekhlak, Tsipoukhov et Rosenfeld. Les parties contre les joueurs Tchemouchkine (alias Tchimichkian), Renter, Tsikasar et Lindenvall furent nulles”

elhvest_cigare.jpegVersion estonienne traduite par le GMI Jaan EHLVEST!!

Mais l’histoire ne s’arrête pas là! En regardant la version de l’article en estonien, on note qu’elle est plus complète. On y lit à la fin: “Võistuse puhas sissetulek oli määratud “Ühisabi” toetuseks. P. Keres lakub oma alalisse elukohta – Tartusse – täna päevase rongiga.”.

Ooops! Quel est le sens de cette phrase? Après réflexion, je décide de contacter (merci Facebook!) le GMI Jaan Ehlvest, d’origine estonienne, aujourd’hui installé aux États-Unis. Nous ne nous connaissons pas, mais ce fut un habitué des grands tournois des années 1980-1990 que jai pu couvrir.

Quelques jours plus tard, il me livre la traduction (en anglais) avec une précision (entre crochets): “Les profits de cet événement seront cédés à l’organisation ‘Aide collective’ [ce type d’organisation était très courant durant ces années difficiles, il y en avait une plus importante appelée “Aide collective au peuple estonien”, mais je n’ai aucune idée du rôle de l’organisation mentionnée car beaucoup d’organisations similaires étaient créées”. J.E.]. Aujourd’hui, [donc sûrement le lundi, date de publication du journal, ChB] P. Keres est parti en train rejoindre sa résidence permanente, Tartu.”

Merci Jaan! La version soviétique de l’article a sûrement voulu passer sous silence le rôle social de ces organisations ainsi que l’argent.

Note: 165 km à vol d’oiseau séparent Tartu de Tallin, Tartu se situant au sud-est de l’Estonie. Au XXIe siècle, le train met deux heures pour faire la jonction entre ces deux villes. Combien d’heures en 1940?

Photo Ehlvest: The look à la De Niro without the gun: ‘You make the move, it’s your move, ‘You Talking to me?’

Qui était le joueur Keres?
Rien à voir, mais que sont les demoiselles Kères?

Les parties de Jaan Ehlvest qui a souvent battu les plus forts du monde.