Le jour où j’ai traqué Fischer

Fin 1983, à presque 23 ans: encore à l’université, je franchis la porte du journal Actuel dont le grand manitou est Jean-François Bizot. C’est le magazine branché et agitateur d’idées des années 1980 (voir son histoire complète avec des collaborateurs comme Bernard Kouchner, Frédéric Taddéï, Patrick Rambaud etc. sur Wikipedia). Au départ, je veux ‘vendre’ un article sur le match des candidats Kasparov-Smyslov qui va se dérouler en 1984, à Vilnius. Je veux devenir journaliste. Les échecs me servent de marchepied pour franchir la porte de ce journal auquel tout le monde veut collaborer. C’est incroyable, mais cette tentative va m’amener à traquer Bobby Fischer… 

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A Actuel, coup de chance, je tombe sur le journaliste Jean-François Rouge. Un type brillant, imaginatif, curieux avec plein de ‘coups’ à son actif. Il connaît le jeu d’échecs. C’est déjà ça. Très vite, il comprend que Kasparov sera une étoile. Mais Actuel est un journal de ‘coups journalistiques’. Ils font des reportages incroyables et décalés. Et un match à Vilnius entre un ex et vieux champion du monde et un Kasparov, même juif et arménien, ça ne rentre pas dans leur cadre.

J’insiste, expliquant que j’ai vu le Kasparov à Londres, exploser Kortchnoï quelques semaines plus tôt. Mais non. Rouge, lui, se souvient de 1972 : « Et Fischer? On ne peut pas le retrouver, Fischer ? » Il lance cette phrase du tac au tac. Non, Fischer vit reclus à Los Angeles. Ce que j’ai ramené de Londres sont des rumeurs et des contacts: Fischer prépare un grand voyage avec le GMI argentin Quinteros au Mexique, dans le Yucatan.

Mais voilà le dessous des cuisines journalistiques, aujourd’hui révélé après 23 ans: Rouge va quitter Actuel pour Libération. Et deux reportages sont prévus aux États‑Unis dont l’un sur l’équipe américaine de volley. Il veut terminer en beauté. Un troisième pour justifier le voyage qui coûte cher serait idéal. Et si en plus, il y a ‘le scalp’ de Fischer… Daniel Laîné, le photographe casse-cou et génial du journal, amoureux inconditionnel de l’Afrique est l’acolyte de Rouge.
Rouge en réfère au grand manitou. Finalement, tout ce que veut Actuel, c’est une photo de Fischer. Pas d’interview, juste un coup du type Actuel a photographié l’homme invisible depuis 1972. Le Kasparov-Smyslov initial s’est transformé en un reportage quasi-impossible. Mais cette mission, Rouge me l’a proposée. Et je l’ai acceptée.
 

Le début d’une chasse à l’homme
Commence alors une incroyable chasse à l’homme téléphonique dans de nombreux pays du monde. Je téléphone du siège du journal, dans le quartier de la Bastille. Principalement en anglais, mais aussi en espagnol et en allemand. Et avec les inévitables téléphones à cadran. Précision: Lina Grumette, sorte d’impresario de Fischer, demande 1 000 dollars pour toute proposition adressée à Fischer, à envoyer à sa case postale, à Pasadena. C’est une bonne technique pour éviter le paparazzi, les amateurs… et des gens comme nous.

Nous mettons alors au point une combine qui ne tient pas vraiment la route, mais il faut la tenter : Rouge magouille un faux papier en-tête d’une maison d’édition. Je ne me souviens plus ce qu’on lui avait proposé, mais le mensonge tapé à la machine dans un anglais correct m’avait paru crédible.

Je répète à Actuel que nous le trouverons probablement pas et que je rembourserais, dans ce cas, le prix du billet. Mais l’occasion a fait le larron. Nous voilà tous partis pour Los Angeles, en février 1984. Je quitte discrètement les cours magistraux de la faculté, sans rien dire à personne. Surtout pas à mes camarades de club qui me prendraient pour un fou. Les billets Paris-LA, LA-Mexique et retour puis LA-Paris ont été réservés.

Premiers pas à New York: hallucinations
Après un vol interminable, j’hallucine déjà à l’escale de New York: des gens regardent les programmes télévisés sur de petites télés dans les salles d’attente! Un soleil de plomb nous accueille à Los Angeles. Une voiture de location nous attend. Nous devons aller à San Francisco d’abord, reportage Rouge-Laîné oblige. Complètement crevés, Rouge et Laîné me mettent sur la bonne highway et m’installent au volant. Bien sûr, je n’ai pas pris mon permis, mais comme j’ai mieux dormi, je suis désigné volontaire avec pour ordre de ne jamais dépasser la limite de vitesse, la police étant paraît-il impitoyable. Eux vont dormir.

Highway to Hell…
Nous roulons depuis moins d’une demi‑heure. Laîne et Rouge sont écroulés derrière. Je suis sur la file de droite. Soudain, dans le rétroviseur intérieur, je vois un immense camion. Il envahit petit à petit le miroir du rétro, comme une grosse tache. Je suis en plein dans le téléfilm de Spielberg, Duel, sorti en 1983 en France et qui a obtenu un succès énorme. Il klaxonne. Fonce sur nous. Ne dévie pas de sa route. Presque à nous toucher, il remet en marche ses klaxons hurlants. Rouge et Laîné se réveillent en sursaut, hébétés. Le camion ne dévie pas de sa trajectoire. Je dois projeter la voiture sur le bas-côté dans un nuage de poussière pour éviter l’accident. Et le camion nous dépasse en hurlant. Cauchemardesque! Oui, les camionneurs là-bas se font des trip Duel. Et ils trouvent cela très drôle!

Du ratage au recyclage
Après quelques jours, nous sommes de retour à Pasadena. C’est alors que très vite, je comprends : Pasadena est une toute petite partie de Los Angeles et un endroit immense. L’Amérique est un pays de voitures. On ne peut se déplacer qu’en automobile pour faire une enquête. Même si tout le monde sait que Fischer n’en a pas. Encore faut-il le trouver! Il se terre.

La suite? Au bout de 8 jours, il est clair que nous n’aurons aucune chance, même avec un détective privé comme il a été envisagé lors des réunions et des discussions dans nos motels divers. Rouge et Laîné doivent rester. Et pour moi, c’est siège éjectable. Rouge se débat comme un diable pour faire changer les billets d’avion.

L’enquête elle-même? Elle est racontée dans EE de mai 1984. Rétrospectivement, c’est un reportage honnête, mais raté. En résumé, c’est : « L’homme qui voulait voir l’homme qu’a pas vu l’homme. Mais qui l’explique. » Il y a des chiffres, des policiers rencontrés, un membre de la secte où Fischer a séjourné interrogé, des gens qui connaissent Fischer mais qui ne veulent pas parler etc.

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Les billets pour le Mexique annulés, Rouge n’a pu mieux faire que de m’expédier en France via Londres où je séjourne par miracle une nuit chez des amis. Le reportage? Je décide de le proposer à Europe Échecs. Sans expliquer aux lecteurs qui m’a envoyé et pourquoi.

“Au fait, où étais-tu?”
De retour sur les bancs de l’université, ma voisine habituelle des cours magistraux me demandera où j’étais tout ce temps-là. Et quand j’ai répondu: « À Los Angeles », son rire plein de fraîcheur sonnera bizarre dans ce que j’ai vécu sur le coup comme un échec total. Cela m’a rappelé la scène finale de L’Homme de Rio avec Belmondo. Sauf que lui revient
en héros.

Actuel refusera mon remboursement du billet d’avion et ne m’en tiendra pas rigueur.
Il faudra attendre huit longues années et des tonnes de spéculation dans la presse avant le retour de Fischer, en 1992, à Sveti Stefan dans le match ‘revanche’ contre Boris Spassky. Et cette fois non plus, mais pour d’autres raisons, je ne verrais pas l’homme.