Le César de Jules Armas

Le maître international d’origine roumaine Jules Armas vient de publier De l’Est à l’Ouest de l’échiquier. Truculent, généreux, cet ouvrage de 240 pages n’est pas un livre d’échecs avec des parties commentées et resituées dans leur contexte, mais c’est aussi un manuel de vie à l’Ouest et de survie en Roumanie.

Il fourmille d’anecdotes démontrant toute l’inventivité dont doit faire preuve un joueur… jusqu’à l’extrême : fuir en se contorsionnant dans une valise souple pour passer la frontière avec Rike, l’Allemande dont il était devenu fou amoureux.

Le couple fondera plus tard un heureux foyer avec deux filles (joueuses) et le  Camping d’échecs unique au monde, ‘La Rochade’ à Naujac-sur-Mer (Gironde). De nombreux petits et super gros z’Elo s’y produiront, « en passant » comme le « petit » MVL ou le grand Spassky et Dvoretsky.

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20 septembre 2018
Journée ensoleillée à Paris. Tu dois regrouper des rendez-vous. Une courte interruption et hop, un passage dans une librairie spécialisée. Présentoir des nouveautés.

La tête stylisée de Christian Bauer en couverture de son dernier livre, Les Coups candidats, passe. Rise and Fall of David Bronstein par Sosonko (Fxh7/acheté !), des livres techniques… et puis… tu sens, comme un chien d’arrêt, le genre de bouquin que tu n’as jamais vu. De l’Est à l’Ouest de l’échiquier (sous-titre : Maître international pendant la Guerre froide) écrit par le MI Armas.

Connaissant le personnage à la fois truculent et torturé à la Kusturica, j’achète a tempo (24,80 €). Feuilletage blitz. Noooon, je ne trouve pas LA fameuse anecdote contée en 1998 au camping La Rochade au bout d’une soirée de très bons vins par Armas: il avait rejoint l’Ouest, plié en quatre… dans une valise souple ! S’en était suivi un festival de Spassky, champion du monde de l’anecdote et de l’imitation.

Pas le temps de chercher, je tombe à la place sur tous les détails d’une partie ajournée par équipes Armas (Belfort)-Kouatly (Lyon Oyonnax) où Spassky (Belfort) avait réparti les analystes nocturnes : le jeune Bologane et Spassky dans une chambre et Karpov-Chirov dans une autre. Verdict vers 2h du mat : deux types de position gagnantes dans une finale complexe de fous de couleur opposée. La victoire  équivalait au match nul… ce qui fut réalisé de justesse. Ah! le goût suranné des ajournements… Ah zut! Le téléphone sonne. Décollage de la librairie, le rendez-vous semi-râle.

Merci pour ce livre unique, Jules, tu m’as privé de quelques heures de sommeil réparties sur deux nuits. Pour nous, Européens ‘de l’Ouest’, même si nous avons vécu par procuration ou par propagande le communisme des pays frères, Armas éclaire de l’intérieur toutes les souffrances du peuple roumain, les absurdités et la cruauté d’un système dirigé par un Ceaușescu, le « Conducător » qui finira abattu contre un mur en 1989 avec sa femme et dont l’une des fiertés fut de payer sa dette au FMI quitte à affamer son peuple. Et il y a aussi toutes les combines et l’organisation huilée d’une fédération roumaine d’échecs qui, au fond, optimise.

L’histoire familiale d’Armas ou de Jules lui-même ont, comme tant d’autres, subi ce qui est quasi inimaginable. Les camps, la police politique secrète (Securitate), les micros dans TOUS les téléphones privés. C’est passionnant et raconté avec la philosophie fataliste teintée du féroce humour roumain. Les anecdotes arrachent des morceaux de vie via un festival de blagues comme, par exemple, la dureté des queues devant des magasins d’alimentation vides. Les tickets de rationnement français pendant et après la Seconde Guerre mondiale (1941-1949!) sont de la petite bière à côté.

Personnellement, parmi les adversaires et collègues d’Armas, j’ai revu comme dans un vieil album un tas de titrés roumains, hongrois ou est-allemands croisés ou joués dans les tournois en Allemagne ou en Hongrie dans les années 1990. Sans oublier quelques Français dont mes ex-camarades de club Vérat, (« protégé de Patrick Gonneau »), Jean-Claude Moingt, ex-capitaine de Clichy (« qui n’avait pas son pareil pour deviner les compos ») ou les Roumains installés en France et ailleurs.

Curieusement en 1989, j’étais à Bruxelles avec Jicé Moingt pour un match amical Clichy-CREB. Nous avions suivi à la télé, ébahis, la fuite de Ceaucescu et de sa femme. La visite au domicile bruxellois du fraîchement « premier GMI français » Bachar Kouatly nous donnèrent, sur l’échiquier, des ailes dans ce match amical.

Mais revenons à notre champion. Il est très rare de lire dans un livre d’échecs autant d’implication personnelle, autant d’humanité et au fond de voir à quel point un champion peut se déballonner tout en donnant du plaisir à ses lecteurs et en rendant hommage à tous les amateurs qu’il a croisés ou à qui il a enseigné. Chapeau l’artiste. Un seul auteur avait emprunté ces voies avec brio : David Bronstein.

Un dernier mot, je ne me suis pas remis des photos du Armas plié en quatre dans sa valise magique. Une valise… anti-diplomatique!

Disponible dans les librairies spécialisées ou sur le site de l’auteur

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