La chronique quotidienne de Libé supprimée

« Mercier remercié. Libé : une chronique échec et mat. Chronique échecs : rien ne va plus. » Vous ne lirez pas l’un de ces titres avec un jeu de mots plus ou moins discutable dans un prochain Libération. Mais le résultat est là : la dernière chronique quotidienne tenue par Jean-Pierre Mercier et consacrée au jeu d’échecs dans Libé a paru le samedi 30 juin 2012. Elle s’est arrêtée au numéro 7507. En passant comme on dit aux échecs, les mots croisés sont aussi restés sur le bord de la chaussée.

Un communiqué de remerciements aux deux rédacteurs – quatre lignes non signées – a été publié sous la grille du sudoku et du mot carré (qui restent) dans cette même édition. La direction de Libération n’a pu être jointe. Elle ne m’a pas rappelé. Ironie, problème de calibrage, préposé au prépresse endormi ou manque de communication ? Ces quatre lignes ont « mangé » les quatre dernières lignes d’adieu de la chronique. Pfff…

Historique de cette chronique, décédée à 24 ans et le pourquoi du comment d’un quotidien qui a fait la part belle aux 64 cases, cliquer ligne suivante.
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La chronique d’échecs paraissait six jours sur sept depuis le 27 janvier 1988. Sur une petite colonne, on pouvait lire : “Libération inaugure aujourd’hui une chronique d’échecs. Les 6 millions de joueurs, les 400 000 possesseurs d’un ordinateur d’échecs, les 15 000 licenciés et les autres trouveront chaque jour une position à résoudre et des nouvelles de leur planète.”

Au début, il y avait un diagramme avec la solution dans le journal du lendemain pour inciter à l’achat. La place pour les nouvelles ou résultats dépendait du reste de l’actualité, cette chronique étant au début dans les pages ‘sports’ grâce au bon accueil que nous réservait le chef du service Jean Hatzfeld.

Jean-Pierre Mercier et moi-même l’avions cofondée avant que ‘Jeep’ ne continue seul l’aventure en septembre 1992 suite à mon licenciement reconnu sans cause réelle et sérieuse devant la Cour d’Appel en 1996. Et puis, avec le temps, Jeep a trouvé sa case : 1400 signes, un diagramme à résoudre et un petit diagramme reprenant la solution de la veille.

Comme le Minitel… et Alain Bedouet sur France Inter
 « La date d’arrêt de cette rubrique coïncide exactement avec l’enterrement du Minitel » écrit sobrement Jeep dans sa dernière ‘kro’ comme nous l’appelions entre nous. Il y avait aussi la voix d’Alain Bedouet du Téléphone sonne sur France Inter, partie en retraite le même jour…

Le Minitel avait rapporté des dizaines de MILLIONS de francs à Libération. Avant l’Internet, les joueurs s’affrontaient en direct et différé mais en payant le prix fort : 1 franc la minute (0,15 centime d’euro soit 9 euros/heure !) directement ponctionné sur leur facture France Télécom. Un quart revenait dans les caisses du journal, un quart pour le serveur et la moitié à France Télécom. Anecdote : certains journalistes de Libé, accros, jouaient… de leur poste de travail, ce qui incita la direction à brider les accès au 36-15 !

Kasparov 89 : France 0
Devant le succès du Minitel et nos demandes répétées de toucher autre chose que des cacahuètes pour cette chronique tenue en binôme, la direction accepta, après une rude négociation, de nous salarier et de nous augmenter e
n tant que pigiste. Nous avions des arguments économiques, mais pas seulement : Karpov et Kasparov étaient sous les feux de la rampe et les articles que j’écrivais en pages sports complétaient le Minitel et la chronique.
Et puis, Libé pouvait monter des « coups » comme cette venue mémorable de Kasparov au sein du journal. Il y disputa une simultanée contre les minitélistes de la France entière tandis qu’à quelques mètres, Frédéric Mitterrand animait son émission Du côté de chez Fred sur Antenne 2. A la fin, le grand Fred demanda à Kasparov dans son style inimitable s’il ne voyait pas de « vengeur masqué ». Kasparov roula ses yeux dans tous les sens quand on lui traduisit la question.

L’Internet m’a tué ?
Un jour, Jean-Pierre fut administrativement rattaché au service Internet. Un grand ponte de Libération et un rédacteur en chef d’alors (Gérard Desportes) jouant à plus de 2000 Elo eurent gain de cause : Jean-Pierre n’était plus pigiste permanent, mais salarié comme un journaliste de base.
Le Minitel n’était plus là pour les recettes, mais les « coups » sur les échecs encore présents sur liberation.fr. Puis un blog naquit en 2005, Tour à tour, malheureusement peu actualisé. Côté Libé-papier, la raréfaction progressive des articles sur les échecs est un fait dont j’ignore la cause. Un autre rédacteur que Jean-Pierre qui signait sur les échecs était aux abonnés absents. L’affaire de la triche vit toutefois deux pages publiées (21 avril 2011, p. 18 en ‘Sports’) signées Jeep, mais elles dépassaient en fait le cadre du jeu d’échecs. C’était quasiment un phénomène de société.

mercier,libération,bedouet,minitel,hatzfeld,kasparov,desportes,frédéric mitterrand,rothshchild,dsk,strauss-kahn,quatremer,stoléru,noir,le pen,leroy,july,euler,lorenz,le lay,jeepQue dirait le baron Alphonse de Rothschild ?
Le quotidien Libération est détenu à 38 % par l’actionnaire de référence Édouard de Rothschild, un descendant du baron Alphonse de Rothschild (1827-1905). Ce dernier fut régulièrement un généreux donateur pour les ‘Prix de Beauté’, ces superbes parties choisies par un jury dans les tournois de maîtres au début du XXe siècle.
Au début du XXIe, Édouard de Rothschild et les autres actionnaires vont donc laisser un chèque aux échecs. Plus précisément à Jean-Pierre Mercier seul pour solde de tout compte. Dans toute cette affaire, je me demande si l’aïeul Alphonse n’aurait pas trouvé une solution en introduisant le mot ‘bonne gouvernance’ ?

Quand on veut tuer sa niche, on est vraiment chien ?
Pourquoi supprimer deux chroniques, deux niches qui déclenchent des actes d’achat de lecteurs qui n’auraient jamais acheté Libé auparavant et dont le taux de fidélisation est fort ? La direction aurait décidé « d’arrêter les rubriques ne s’adressant qu’à un public restreint ». Heureusement, certains articles élitistes voire illisibles des pages culture sont épargnés.

Restreint le public ? C’est une posture et un postulat. Ceci reste à démontrer et d’ailleurs n’est pas démontré par Libération. Le journal n’a jamais fait d’étude statistique sur le nombre de lecteurs achetant spécialement ou lisant la chronique ‘échecs’. En gros, le postulat consiste à dire que la place des échecs est, de nos jours, sur l’Internet et qu’il faut circuler car il n’y a plus rien à voir ni à lire dans le papier.

Le raisonnement pourrait paraître bon sauf qu’un lecteur de Libération est aussi un payeur. Un acheteur quoi. Un cerveau qui va lire de la publicité. Bref un humanoïde dont les neurones ont été connectés dans la vieille économie et qui est prêt à claquer le coût d’un à deux cafés au zinc pour un journal surprenant de 28 pages qui ne tache plus les doigts.

De fidèles et d’incroyables lecteurs
Libération-papier (et la presse française) a longtemps, très longtemps, considéré que la vie privée de Dominique Strauss-Kahn n’avait rien à voir avec la politique.
boutonnerie_mercerie_15.JPGToutefois, au nom de la ‘double culture papier-web’ l’article de son correspondant à Bruxelles Jean Quatremer (DSK et « son problème avec les femmes ») avait été mis en ligne sur liberation.fr sans être publié dans la version papier (Jean Quatremer explique toute l’histoire ici.)

Mais ça, c’était avant. Car avant, DSK était présenté comme l’un des rares hommes d’État français sachant parler couramment anglais ET allemand. Et accessoirement, il avait affirmé au Point que la première chose qu’il faisait le matin, c’était de lire la chronique d’échecs. Le jeu en direct lui avait servi de thérapie lors d’une précédente traversée (politique) du désert. DSK était donc dépeint par la presse française comme une sorte d’Honnête homme maîtrisant le jeu d’échecs. C’était chic et en plus, de gauche.

Au rayon des hommes politiques, il y eut Lionel Stoléru (centriste) avec qui Jean-Pierre démarra un service Minitel (avant Libé) et Michel Noir (RPR), député de Lyon qui accueillit la seconde partie du match Karpov-Kasparov 1990 et dont le niveau avoisinait les 2000 Elo et le mécénat de Jean-Pierre Chevènement (CERES, PS) à Belfort.

Et puis, il y avait tous ces lecteurs anonymes. Jeep et moi-même avons connu un joueur de compétition à l’humour incroyable. Nous ne parlions jamais politique ensemble. Ce joueur considérait Jean-Marie Le Pen et le FN comme de gauche… Il se mit toutefois à acheter et lire Libération rien que pour la chronique. Miracle ! Quelques mois plus tard, il appréciait certains articles des pages sports et même des pages politique ! Cela s’appelle fidéliser, non ?

Signe de Dieu ou dernier baiser de la déesse Caïssa ?
A la suite de l’entretien préalable à son licenciement, Jean-Pierre rentre à la maison ce lundi 21 mai 2012. Il a quelques heures de train devant lui. Votre Dieu préféré ou selon votre convenance, la déesse des échecs Caïssa lui a fait un dernier clin d’œil.

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Je l’ai aidée pour une, puis pour deux. Au bout d’une demi-douzaine comme cela, elle m’a demandé si j’étais grand maître. Je lui ai dit qui j’étais.
Elle était autant surprise que moi de cette coïncidence ! De son côté, elle n’a jamais mis les pieds dans un club et n’a aucun classement. Les chroniques, c’était son passe-temps en dehors d’un travail prenant d’architecte à Annecy. » Photo prise avec le portable de compétition de Jeep (et floutée à dessein).

Ce journal est un ogre
Qui mange ses enfants
Lesquels ont de l’encre
À la place du sang

De qui est cette future Libé-épitaphe ? De bibi, par observation et expérience. Contrairement à des journaux taxés ‘de droite’, Libération a souvent eu des problèmes pour terminer une relation contractuelle avec ses salariés.

Supprimer des chroniques pour un motif économique serait éventuellement défendable du point de vue de la direction. Mais après avoir purgé les échecs et les mots croisés, Libé a embauché quelques jours plus tard une jeune journaliste au service culture. Où sont les grands principes de défense des « travailleurs » que l’on lit jusqu’à la lie dans ce quotidien censément de gauche qui a viré à bobo et non à bâbord ?

300 lecteurs minimum
D’après le coût salarial quotidien de cette chronique (charges comprises, le coût papier étant le même puisque la page n’a pas été supprimée tout comme le prépresse) et ma calculette, il fallait 300 acheteurs quotidiens (6 jours sur 7 soit 6×52 jours par an) pour que cette chronique soit à l’équilibre. Évidemment, ce chiffre ne prend pas en compte ceux qui s’abonnaient spécialement, l’argent de l’abonnement rentrant à 100 % dans les caisses de Libé. Et 300 ou 30 000 peu importe puisqu’il s’agit d’une nouvelle ligne éditoriale. Une purge reste une purge, non?

Au revoir le papier, vive l’Internet ?
C’est le raccourci clavier que semblent intégrer nombre de quadras aux commandes des journaux de nos jours. Mettons à l’écart ceux qui y passent pour se faire une carte de visite et commençons par une anecdote amusante dans le contexte de cet enterrement sans fleurs ni couronnes.
Au moment où L’Humanité avait des problèmes d’argent et qu’il fallait supprimer des rubriques entières, son directeur Roland Leroy s’opposa fermement à la suppression de la rubrique ‘échecs’ au motif amusé que « c’était à peu près tout ce qui faisait encore réfléchir le lecteur ». (Anecdote du 24/2/2011 sur Echecs64).

La complémentarité chronique-télématique-article qui fonctionnait à plein dans les années 1984-1990 a progressivement ralenti à l’aube des années 2000 alors même que l’Internet envahissait nos vies professionnelles et privées.
Et là, la direction de Libération devra sûrement faire un jour une analyse objective de la situation et de sa gestion du problème. Finalement, elle a choisi une solution plus radicale et plus facile : éliminer le problème. Sauf qu’à enlever des petites briques que l’on pouvait recycler sur le Net, même partiellement, le papier perd inexorablement des lecteurs.

L’empreinte à la Lorenz
Quel âge avaient les quadras, coupeurs de coûts, coupeurs de têtes qui ont purgé la chronique d’échecs au moment où celle-ci est née ? Vérification faite, ils étaient ados. Rebelles vraiment, admiratifs de Libé je l’espère, criant des slogans de gauche comme les oies de Konrad Lorenz peut-être, mais joueurs d’échecs à aucun moment.

Car sinon, ils auraient eu un zeste et un reste d’empreinte au sens de Konrad Lorenz tout comme Serge July l’avait eu grâce à l’intérêt de son père sur le problème de déplacement du cavalier dont la solution fut publiée par le mathématicien Euler. Autrement dit, la petite musique du jeu d’échecs ne dit rien à ces décideurs. Ils ne l’entendent pas. Ils ne l’imaginent même pas.

Au-delà de cette décision, légale ou pas, qui trouvera une issue prud’homale ou pas, au-delà de la relation hiérarchique entre Jeep et Libération, ce quotidien se prive d’une recette qui n’a pas de prix : le rêve et puis l’oubli ; le débranchement provisoire, loin des contingences matérielles à la lecture des mots croisés ou à la recherche de la combinaison du jour.

Un lecteur penché sur l’une de ces deux rubriques était un cerveau humain « non disponible », provisoirement hors du temps. L’ancien dirigeant de TF1 Patrick Le Lay nous gratifierait sûrement d’un sourire carnassier en voyant que « le temps de cerveau indisponible » de ces rubriques a été remplacé dans l’édition du 2 juillet par un bandeau publicitaire censé vendre « du temps de cerveau humain disponible ».  Sauf qu’il s’agit d’une auto-publicité et non d’un vrai annonceur. On ne rêve plus. Rideau.

De l’empreinte aux remerciements
De nombreux journalistes et personnels de Libération ont su, dans les années Kasparov et après, supporter le jeu d’échecs. Bien sûr, il faut remercier Jean Hatzfeld, le chef du service des sports qui comprit que le cas Kasparov dépassait son génie sur 64 cases, Jean-Pierre Delacroix son complice, mais aussi Joseph Gicquel, Gilles Katz, Pierre Moulin-Roussel du service télématique, les journalistes Catherine Ehrel, Sorj Chalandon ou Serge Daney, les correcteurs comme Bénédicte et tous ceux, au standard, à la fabrication, au service photo ou à l’organisation qui suivaient les matches K-K… sans savoir forcément jouer. Y compris un excellent coupeur de têtes qui nous augmenta malgré lui : Jean-Louis Péninou, numéro deux du journal pendant longtemps. Comme Jean-Pierre aujourd’hui, il se fit manger par l’ogre et franchit un jour la porte du remerciement et du licenciement.

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