Décès de David Bronstein: adieu l’ami, je t’aimais tant !

David Bronstein est décédé à Minsk le 5 décembre 2006 à l’âge de 82 ans. Le vice-champion 1951 n’était pas seulement un grand joueur d’échecs original et imaginatif. C’était un homme, un Mohican rescapé d’un monde stalinien, capable de raconter comment on avait ordonné à Kérès de ne pas gagner avant de demander à un serveur, « an other bottle of wine ». 

L’information a été publiée dans la journée du 6 décembre sur le site de la FIDE. J’ai appris la mauvaise nouvelle suite à un appel fortuit à Djack (Elbilia) à propos des matches de notre équipe, les Échecs de Vincennes, ce dimanche. Il me lit l’info reprise par le site d’Europe Échecs. Goût de cendres. David est parti. On ignore ce qui l’a emporté, mais depuis de nombreux mois, mes contacts à Moscou me disaient que sa santé était défaillante ; j’avais cherché à le joindre il y a quelques semaines encore, par l’intermédiaire de son éditeur et ami moscovite, Sergueï Voronkov. J’avais su qu’il avait définitivement quitter Moscou pour Minsk pour rester auprès de sa femme, Tatiana, enseignante en philologie. Tatiana a environ vingt ans de moins que lui et est la fille de son ami, feu le GMI Bolevslavsky. Le temps a passé. Et puis, ce 6 décembre, j’allais rappeler Sergueï pour appeler Minsk. J’ai appelé Djack d’abord…

La semaine dernière, l’un de ses livres L’Apprenti sorcier (à acheter de toute urgence en librairie spécialisée !), m’était arrivé tout seul entre les mains une nuit d’insomnie, en repensant au match de Kramnik contre l’ordinateur. À relire son allocution du 28 juin 1996 à Maastricht devant des programmeurs d’ordinateurs d’échecs, on se dit qu’il avait tout compris. D’ailleurs, il étrillait les programmes, tout en expliquant à l’auditoire ce qui allait se passer!!

Des sites vont réciter sa carrière. Europe Échecs va nous publier un portrait dithyrambique du joueur, en donnant ses parties vues partout. Alors quoi dire ? Et comment le dire ? Finalement, le choix de microscopiques anecdotes s’est imposé. D’autres patates comme moi et admirateurs de Bronstein en ont vécues des dizaines. Partout dans le monde. Dommage que David n’en est pas fait un livre.

D’abord le début : comme un grand nombre d’Occidentaux en 1993, je croyais David Bronstein mort. Ignorance crasse. Il était oublié et remontait difficilement la pente grâce à la pérestroïka. En voulant rééditer son monument L’Art du combat qui traite du tournoi interzonal de Zurich, en 1953, je suis tombé sur une sous-variante qui posait problème.
Je lui ai donc écrit pour demander des éclaircissements. Surprise, il répondit. Quelques complications administratives et de visa plus tard, il passa à Paris signer son contrat. Ce fut le début de grandes aventures résumées ici par fragments. Et pour lui de nombreux voyages en Europe. David se partageait entre compétitions, cours, conférences, défis contre ordinateurs et matches pour des clubs, ce dernier point plus pour faire plaisir aux gens qui l’hébergeaient qu’autre chose.

Un peu comme toi David, je vais passer du coq à l’âne. Mais sans ton brio et comme je peux. Salut l’artiste, ce soir j’ai beaucoup de peine.

· Je revois David dans mon deux-pièces de célibataire : il lisait toute la journée en m’attendant. Il dévorait Les Prix de beauté, insérant des notes ou améliorations sur de minuscules bouts de papier qui y sont toujours.

· Je me souviens des soirées épuisantes avec David : après ma journée de boulot, nous mangions au restaurant. Il me racontait son match contre Botvinnik alors que son père était encore au goulag. Il me parlait de l’ambiguïté de Kérès, du jeune Fischer. Il se désolait de mon « terrible répertoire d’ouvertures ».

· Je me souviens d’un déjeuner au restaurant Le Louchebem, à Paris, avec David et le Belge Tom Fürstenberg, son mentor et poisson-pilote en Europe. C’était son 72e anniversaire. Nous lui avions fait la surprise d’inviter Spassky qui est arrivé… une heure en retard, ayant eu du mal à trouver le restaurant. Je me souviens de l’émotion des deux champions quand David vit surgir Spassky de nulle part.

· Bronstein,spasskyJe me souviens des nombreux matches que David joua pour le Chess XV, mon club de l’époque. Et notamment d’une rencontre à Cannes contre Cannes. Damir Levacic, le capitaine de Cannes, accueillit chaleureusement Bronstein et le fit applaudir. Dorfman voulait éviter David. Mais notre capitaine Stéphane Schabanel anticipa la manœuvre et la rencontre Dorfman-Bronstein eut lieu au deuxième échiquier ; David m’avait prévenu : « Avec les blancs, il va me visser. Contre lui, il faut que je sacrifie un pion, avec des menaces tactiques permanentes. Il va avoir peur et même s’il est mieux, il me proposera nulle car il sait que je suis toujours dangereux. » Ce qui fut dit fut fait.

· Je me souviens du retour du tournoi de Linares avec ma voiture de frimeur, une Mazda MX5 rouge, la “Libémobile”, en direction de Paris. Environ 1 600 km en 16 h. David disait que le Pays basque ressemblait à la Géorgie. Il s’arrêtait rarement de parler. Dormait peu, ne mangeait pas. Et nous avions eu froid, à l’aller, dans un hôtel, à Irún.

· Au cours du retour sur Paris, je me souviens de l’arrêt blitz à Bordeaux pour rendre une visite surprise au journaliste Denis Teyssou (« tiens, je te présente David Bronstein »). Il était une heure du matin, et je dus tirer David par la manche qui s’enflammait dans une conversation.

· Je me souviens des heures passées dans sa petite cuisine, à Moscou, à boire du thé et à manger des gâteaux. De temps à autre, il allait piocher un livre dans sa bibliothèque. Nous parlions de la France, de la culture. Il revivait parfois un tournoi en allant me chercher une coupure de presse ou le bulletin même du tournoi !

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© ChessBase 

· Je me souviens combien David admirait Philidor et La Bourdonnais. Il respectait les joueurs du passé.

· Je me souviens comment David analysait une partie. Aucun GMI n’analysait comme lui.

· Je me souviens d’une visite dans une librairie spécialisée madrilène. Je connaissais le gérant. Mais il arnaquait David en ne lui payant pas ses droits d’auteur depuis des années. Nous décidâmes de rentrer, moi d’abord, et David, caché dans mon dos. Le gérant m’accueillit à l’espagnole, bras grands ouverts, tout sourire. Puis David apparut. L’ambiance se congela. Il nous fallut batailler une semaine pour récupérer l’équivalent de 1100 euros. David en gambita immédiatement une partie en me payant l’hôtel et le resto pour quelques jours. Ce n’était pas négociable.

· Je me souviens de sa victoire époustouflante contre l’Arménien Lpoutian au tournoi d’Ubeda. Lpoutian gagna finalement le tournoi et nous offrit le cognac avec ses compatriotes.

· Je me souviens de sa victoire incroyable contre Soulipa avec le Chess XV. Une mystification en plein zeitnot qui laissait le jeune Ukrainien K.O. et admiratif ! Lui savait qu’il venait de perdre contre une légende.

· Je me souviens d’un tournoi où deux boîtes de caviar nous aidèrent pour la concentration. Il m’expliqua que dans le passé, les délégations soviétiques en emportaient des pots entiers dans les tournois interzonaux et les matches importants.

 
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· Je me souviens de la rencontre émouvante avec Mme Chaudé en mai 1995. Ils ne s’étaient pas revus depuis des dizaines d’années. (photo © C. Bouton)

 

· Je me souviens que David changeait rarement de vêtement.

· Je me souviens de tous ses trucs pour s’économiser et rester en bonne santé.

· Je me souviens de sa culpabilité à être resté vivant au milieu d’une génération dévastée.

· Je me souviens qu’il disait rarement du mal des autres. Sauf de Botvinnik. Mais qui en disait du bien?

· Je me souviens de sa modestie. Déroutante, impressionnante, agaçante.

· Je me souviens que David avait un fils d’une première union dont il ne voulait plus entendre parler.

· Je me souviens comment j’aurais aimer mieux lire le russe pour apprécier pleinement ses livres et chroniques.

· Je me souviens de ses visites au championnat du monde, à Moscou, en 2002. Et de sa complicité avec Svechnikov et tant d’autres qui venaient lui serrer la main, les yeux dans les étoiles.

· Je me souviens de son éternel béret.

· Je me souviens de David au tournoi du Cap d’Agde. Guidarelli m’avait massacré et Relange chantait L’Aziza, de Balavoine, à tue-tête dans sa chambre.

Pardon David: <je>, <j’> ou <m’> a été employé 51 fois dans cet article. Et pardon de ne pas t’avoir cru quand, il y a deux ans, tu m’as dit que tu sentais que ta prochaine partie serait contre Dieu.